Je tourne quelque part, au premier carrefour, pour aller vers un
ailleurs qui m’est totalement nécessaire en cet instant précis.
Inutile de me demander pourquoi. Je n’ai pas envie de parler. Ca m’a
pris d’un coup. C’est comme ça.
C’était juste après l’arrêt du bus. J’ai vu de loin les deux gamins qui
attendaient. J’aurai pu les prendre, mais je me suis dit que le bus n’allait
pas tarder.
Lâche ! Egoïste !
C’est vrai. J’aurai pu continuer tout droit sans y penser d’avantage.
On subsistegrâce à la capacité
d’effacer en quelques fractions de seconde une image qui est venue sans qu’on
la désire.
Mais ils s’accrochent, les deux morveux.
J’ai essayé de penser à autre chose pour me changer la vision. A un
type que je n’aime pas du tout. Je le croisse sans arrêt partout où je vais
lorsque je suis en ville. Je n’aime pas ce qu’il fait. Ni ce qu’il écrit.
Est-ce qu’il aurait fait monter les gamins, lui ? Je ne crois pas.
Il aurait pris une photo pour montrer à ses amis la misère que l’on voit sur
ces routes perdues.
Pas efficace non plus. Maintenant j’ai deux mauvaises images en
tête : Les deux enfants et l’autre crétin qui m’énerve rien que de penser
à lui.
Non, je ne peux pas faire demi-tour. C’est dangereux sur cette route,
les gens roulent très vite. Et le bus a dû arriver à son arrêt. C’est l’heure.
Autant continuer et ne plus en penser.
Je vais ralentir un peu, pour apercevoir le bus. Question de minutes.
Les gamins doivent être bien au chaud dans le bus. L’autre idiot à
effacer de ma tête.
Voilà le bus ; je l’aperçois dans le rétroviseur.
Je vais m’arrêter sur le bord pour le laisser passer et m’assurer que
les petits sont dedans. Sinon, j’irai les chercher.
Il arrive. Il ne roule pas vite.
Il me double.
M…. !
Je ne veux pas me laisser aller à des grossièretés.
A l’arrière du bus, le crétin en question est assis entre les deux
gamins. Je ne sais pas ce qu’il leur raconte, mais ils rient de bon cœur.
Bien fait pour moi.
J’aurais dû continuer ma route sans me poser des questions absurdes.
Ca m’apprendra à avoir mauvaise conscience. Au prochain arrêt de bus,
je regarderai de l’autre coté. C’est plus simple.
La bâtisse de l’hôtel se trouvait à l’orée du village, sur un petit
promontoire qui dominait la vallée et qui permettait une belle vue sur
l’ensemble.
J’avais pas mal trainé dans la vieille ville, fort jolie et bien entretenue
et beaucoup rodé autour du campanile de l’église la plus ancienne, où j’avais
découvert une plaque commémorative de l’octroi du privilège de Ville par la
couronne d’Aragon. J’avais perdu de vue que cette région avait fait partie des
possessions qui avaient étendu un temps le royaume d’Aragon vers le sud de la
France etl’Italie.
J’ai été tenté de diner sur place, mais après avoir tant marché,
c’était plus sage de manger à l’hôtel. Trop fatigué pour avoir encore à trainer
après le repas.
Le restaurant de l’hôtel était d’ailleurs bon, avec une salle
s’abritant derrière une large baie vitrée qui permettait de prolonger la vue
sur la ville, en particulier sur le campanile au flanc duquel j’avais découvert
l’inscription aragonaise.
Repas léger, malgré les spécialités locales et un petit vin qui
trompait son monde, avec une apparence innocente tout à fait mensongère !
J’allais certainement bien dormir cette nuit !
La chambre donnait aussi sur la vallée et sur le campanile. Il y avait
un point de repère en ville et tout était fait pour qu’on ne l’oublie pas.
Un grand lit pour moi tout seul, des rideaux tirés pour ne pas être
tenté de contempler le campanile sous la lumière de la lune, enfin le
repos !
La première sensation a été curieuse. J’avais l’impression d’être
rentré chez moi et je sentais que ma femme avait du mal à dormir et tournait
sans cesse dans le lit. J’ai étiré mon bras pour lui caresser la tête et la
calmer dans son mauvais sommeil et j’ai trouvé le deuxième oreiller, mais aucun
corps.
Je me suis réveillé pour de bon, allumé la lumière pour constater
l’évidence : J’étais seul, dans mon petit hôtel du sud de l’Auvergne et il
n’y avait personne dans ma chambre. Il faisait sombre dehors, nuit sans bruit.
C’était peut être un rêve, conséquence du petit vin traitre.
J’ai éteint la lumière et plongé à nouveau dans un sommeil qui m’était
d’autant plus nécessaire que la coupure était idiote.
Le sommier ne crissait pas, mais le matelas bougeait encore une fois,
comme si un deuxième corps modifiait par son poids son équilibre. J’ai allumé
la lampe à nouveau, brusquement, sans perdre du temps à passer ma main sur le
reste du lit que je savais vide : rien. Bien entendu, rien !
Je me suis levé, fait le tour de la chambre, ouvert l’armoire, regardé
sous le lit, ouvert et fermé les rideaux tout en me disant que j’étais stupide
et qu’à l’évidence il n’y avait personne dans ma chambre. Pas de chat égaré non
plus. Ce n’était que ma tête qui me jouait des tours, tarabustée par mon
estomac, certainement. Le diner était peut être moins digeste que je ne l’avais
cru avec mon enthousiasme pour goûter des spécialités du pays.
J’ai éteint rageusement. J’ai parfaitement perçu, derrière mon dos,
comme un soupir. J’ai cru aussi entendre qu’une voix faible mais intelligible
disait : Enfin !
Je me suis retourné lentement et, sans allumer la lumière, j’ai tendu
brusquement mes deux bras et enserré….le vide !
Et cette fois la voix était claire : Ecouté ! Ça suffit, dors
une bonne fois pour toutes, moi je suis fatiguée !
Mais qui est tu ? Que fais tu dans mon lit ? Comment se
fait-il que je peux sentir ta présence, t’entendre maintenant et je ne peux pas
te voir ni te toucher ?
Ce n’est pas bien compliqué, pourtant ! Je suis ton ombre et après
la journée que tu m’as fait passer, toujours à courir de monument en monument,
à tourner autour des églises sous un soleil de plomb, je suiscrevée. J’ai besoin de repos, d’autant plus
que je ne peux pas m’échapper dès qu’il fait jour ou dès que tu allumes une
lumière. Je suis obligé de me mettre à tes pieds des que la moindre lueur
s’annonce, alors, s’il te plait, dors et laisse moi récupérer !
Je n’ai pas osé répondre. Pour lui dire quoi ? C’était bien
naturel ce besoin de calme, seulement, je ne savais pas. J’avais bien
conscience d’avoir mal aux pieds si je marchais trop, d’avoir mal au dos si je
restais longtemps mal assis, mais d’une part, ni mes pieds ni mon dos ne
m’adressaient la parole et je prenais mon ombre pour un effet de lumière qui ne
me concernait qu’indirectement. J’allais essayer de dormir un peu. La surprise
passée, elle ne bougeait pas plus que n’importe quelle autre compagne. On en
parlera demain.
Le lendemain, un court diner expédié sans longueurs,je me suis installé dans le lit après avoir
tiré les rideaux et éteintles lumières
et je l’ai appelé : Tu es toujours là ? Maintenant qu’aucune clarté
ne te force à me suivre pouvons nous parler un peu ? J’aimerais mieux te
connaître.
Il n’y a pas grand chose à dire de moi que tu ne saches pas. Il te
suffit de regarder en toi même pour me comprendre car être ton ombre n’est rien
d’autre qu’être un peu de toi un peu détaché de ton corps.Ma vie d’ombre consiste à t’amplifier face à
toute lumière. Seulement avec l’âge, tes mouvements incessants me fatiguent et
je me traine derrière toi lamentablement lorsque tu t’accordes une journée de
visites de monuments sous le soleil. Encore, lorsque c’est un musée, la lumière
est toujours tenue, je n’ai pas besoin d’être dense, mais tes églises, tes
cathédrales et tes campaniles en plein soleil m’usent. Je n’ai plus vingt ans,
tu devrais le savoir !
Tu as bien entendu dire de quelqu’un qu’il n’est plus l’ombre de
lui-même ? C’est parce que nous vieillissons plus rapidement que vous à
force d’être mis à contribution dès la moindre lueur.
Lorsque tu travailles à ton bureau, avec cette lampe à forte puissance
que tu as mis derrière toi depuis que tes yeux voient moins bien, je suis toute
étalée sur ta table, comme tourneboulée.
Alors, bien sûr, toi et tes sauts d’humour permanents, tu te lèves, tu
changes de position, tu passes à autre chose, ce n’est pas étonnant que tu
sois, comme on dit, plus rapide que ton ombre !
J’étais tout contrit, coupable comme je l’étais à l’évidence, sans
jamais l’avoir su, d’un si mauvais traitement à ma compagne la plus ancienne.
J’ai caressé doucement l’oreiller sur lequel j’ai supposé qu’elle se détendait,
car dans l’obscurité totale je ne pouvais plus l’apercevoir et j’ai fait
mentalement la liste des dispositions que je prendrais dès le lendemain pour
lui rendre la vie plus douce.
Je n’allais pas changer mon goût pour les monuments historiques, mais
je ne ferai plus de visites en plein soleil. Ou alors, en marchant seulement
dans les parties ombragées, sans soleil direct.
J’allais changer toutes les lumières de la maison, en particulier dans
mon bureau, où je passais le plus clair du temps, et les remplacer par des
lampes au plafond, qui projetteraient la lumière sur moi et lui permettraient
de se reposersur mon corps, toute
recroquevillée sur moi.
Il faudrait dorénavant que je fasse attention à ne pas l’éclipser, à la
maintenir dans un doux clair-obscur pour lui adoucir sa condition qui
l’obligeait à vivre à l’ombre de moi-même. Il ne fallait pas qu’elle prenne
peur d’elle-même et pour l’endormir, chaque soir je lui réciterai du
Baudelaire : Ombres folles, courez au bout de vos désirs !
Ah, qu’elle sera douce ainsi, accrochée à mon cou !
J’ai une foule de cailloux, de toutes les couleurs, des mate et des
brillants, des arrondis et des pointus. Tous d’une taille raisonnablement
petite, heureusement.
Ce n’est pas que je sois collectionneur, rien de tel. Le premier,
quelqu’un de proche me l’a offert pour conjurer un reproche ancien qu’il avait
à me faire.
Voilà une mauvaise blague. Dire qu’il y a une vielle histoire qui
coince, sans dire laquelle et pour la décoincer vous offrez un caillou qui
reste en permanence devant les yeux du récipiendaire! Un peu sadique,
comme truc. On a le reproche en douceur, sans savoir pourquoi mais face à face
à longueur de la journée.
Par la suite, des amis on trouvé ça drôle. On m’en a offert pour
rire ; pour des reproches que d’aucuns avaient pêché dans leurs souvenirs
sans importance ; pour mes anniversaires. Je me suis trouve avec le tas en
question qui finit par s’étaler sur mon bureau, sur mes étagères, dans les
poches, pour avoir un jouet à tourner dans les doigts. Une invasion.
Les choses ont pris une tournure plus lourde en début de semaine,
lorsqu’une petite boule moirée m’a glissé des mains et m’a crié de faire
attention.
Je l’ai ramassée et lui ai demandé de répéter.
Fais attention, quand tu joues avec nous. On a beau être massifs, on
peut se briser et tu aurais alors bonne mine avec notre fractionnement sur la
conscience en plus de l’histoire ancienne.
Parce que tu es au courant de cette histoire ancienne que
j’ignore ? Mais c’est un comble. Ne me dis pas que lorsque vous vous
ennuyez vous vous racontez vos états d’âme. Qui me concernent en plus !
J’ai été chercher le carton des dernières chaussures que j’ai acheté.
Des marrons bien larges, affreuses d’après mon amie, mais confortables. J’ai
ouvert la boite en question et j’y ai rangé toutes les pierres, dans le
désordre, sans me soucier de leur point de vue ni de savoir si les grandes
écrasaient les petites. Hop, dans l’étagère la plus haute, sa décongestionne
mon bureau, qui ne demande pas mieux !
Et je me suis remis au travail dans cet horizon élargi avec un doux
fond musical. Du Bach.
Drôle d’enregistrement. C’était bien un des Brandebourgeois mais avec
quelque chose d’inhabituel, comme un cœur éloigné. J’ai éteint la radio et
alors, plus de Bach, mais une plainte comme un flamenco de la Semaine Sante.
Une Saeta : Ay, Ay, Ay, Ay, Ay en continu. Ca venait de mon carton à
chaussures.
Vous avez fini avec vos pleurs ? Je ne peux pas travailler.
Tu crois qu’on est bien ici, nous, les uns sur les autres ? Si tu
nous laisses là, nous allons te combler de malédictions. Et tu verras, avec nos
cœurs pétrifiés, cela peut aller loin !
J’ai porté le carton dans mon
garage et me suis remis au travail sans me laisser impressionner.
A midi j’ai éteint l’ordinateur pour aller déjeuner. Premier incident,
j’avais quelque chose dans une chaussure. Une pierre ? J’ai enlevé la
chaussure, puis la chaussette : rien. J’ai regardé mon pied cherchant une
coupure ou quelque chose de similaire : rien.
J’ai remis ma chaussure et repris ma marche sans problèmes. Au bout de
quelques pas, c’est l’autre pied qui me faisait mal.
Même opération que tout à l’heure, sans plus de succès. Même résultat
lorsque je me suis remis sur mes deux fondements.
Est-ce possible que ces maudits cailloux me fassent des tours
pareils ? C’est ma tête, qui me fait des blagues ? Une baisse rapide
de sucre ?
Je suis arrivé jusqu’au restaurant sans nouvelles difficultés et
commandé mon menu. Salade et des cailles.
J’allais appeler le serveur pour lui dire que sa salade était mal lavée
lorsque j’ai compris : C’était comme pour les chaussures, mes cailloux qui
m’en faisaient voir !Le sable dans
la salade, des larmes de caillou, sans doute et je suis sur que les cailles
allaient être truffées de plombs de chasseurs qui n’ont jamais existé !
Je suis revenu chez moi en faisant un détour par le magasin de
bricolage pour acheter quelques sacs de ciment.
Dans mon jardin, j’ai fait une belle statue, une tête de Piéta moins
réussie que celle de Michel-Ange,mais
décorée de tous les cailloux que j’avais dans ma boite.
Depuis, plus de Saeta ni des douleurs aux pieds. Mais le meilleur est
que mes amis adorent. Maintenant, chaque fois qu’ils viennent me voir, ils
passent de longs moments à caresser ma Piéta et tous me dissent que cela leur
fait du bien, qu’ils se sentent légers, comme avec un poids en moins !
C’est ça, la piste ? Mais elle n’est même pas droite !
Comment tu vas faire ?
C’est embêtantsi on ne le sait
pas, mais une Cesna comme celle-ci, ça se pose sur un arbre, alors une piste
pas trop droite, ce n’est pas un problème. Tiens toi tranquille, je vais te
faire un modèle d’atterrissage en douceur !
N’empêche que j’étais content de descendre, une fois que nous nous
sommes arrêtés à coté de la baraque mal soignée de l’aérodrome de campagne.
A cette époque de l’année, pas une goutte de pluie. La terre est
brique, l’herbe marron et les animaux maigres.
C’était la raison de notre voyage : aller chercher des points
d’eau qui n’étant pas encore secs, voyaient défiler tous les animaux sauvages
du coin, surtout à la tombée de la nuit.
Je voulais des photos pour une revuequi depuis quelque temps publiait mes folies biscornues, en échange de
petits reportages gnangnan et des photos des paysages et animaux du Llano.
Le baquiano qui devait nous guider, un zambo au sourire permanent, nous attendait à l’intérieur. Il
voulait nous préparer à l’aventure.
Nous préparer, vous faites du cinéma. Depuis le temps qu’on
photographie des animaux, on est habitué à poster bien placés et à cadrer les
appareils à temps. On sait qu’on a peu de temps pour les prendre avant que la
nuit tombe.
Je ne vous parle pas de votre métier, mais de ce qu’on va rencontrer.
Si vous voulez faire de bonnes photos, il faut que vous ne soyez pas surpris,
ou alors, vous raterez les meilleures.
Je vais vous conduire à un point d’eau que résiste toute la période
sèche, jusqu’auxpluies suivantes.
Pas loin d’ici, il y a quelques années, une femme du pays était partie
se baigner dans la rivière. Nue et belle, elle ne faisait attention à rien,
même au paysan qui, caché derrière les hautes herbes la regardait se baigner.
C’est lui qui nous a raconté après comment le grandCaïman l’a surprise. Elle est partie avec lui
au fond de la rivière et on ne l’a plus jamais vue.
Maintenant, à la saison sèche, la rivière s’efface peu à peu et il ne
reste que cette mare, qui tous les après-midi donne à boire aux animaux de la
forêt. Lorsque la nuit s’approche, un bruit, comme une chanson, sort du centre
de la mare pour prévenir les animaux que le grand Caïman va faire sa promenade
et pourrait avaler tous ceux qu’il rencontrera sur son chemin. Alors, les
animaux s’en vont et sur les bords, se promène seul un
Caïman avec de longs cheveux qui trainent sur son corps et des yeux amande qui
pleurent, pleurent, comme un petit enfant apeuré.
On n’a jamais su si c’est celui qui avait pris la femme pour la
conduire au fond de la rivière ou leur enfant, qui a le corps de son père et
les cheveux et les yeux de sa mère.
On l’a appelé de son nom à elle : Mercedes
(Mercedes est une chanson de l’auteur-compositeur
vénézuélien Simon Diaz)
J’ai vu la porte s’entrouvrir lentement, puis s’arrêter. Qui est
là ? Ce n’est pas original comme question, mais elle a le mérite d’être
claire.
Pas de réponse. Pas de lettre dans la boite. Pas de papier avec
un texte formé de découpes de journaux sur le paillasson de l’entrée. Rien.
Ma jolie voisine d’en face m’avait bien parlé d’un mystérieux visiteur
qui ouvrait les portes sans entrer et ne semblait pas voler quoi que ce soit.
Mais jusqu’à ce jour, je n’avais pas eu droit à la chose. Ou je n’avais pas
fait attention.
Je n’allais pas alerter la police pour si peu. Je crains d’ailleurs
qu’ils ne me prennent pour un allumé et que au lieu de poser une main courante
ils ne promettent de me poserune
camisole.
J’ai choisi la douceur. J’ai écrit un joli texte, sur un bristol de
qualité, adressé à mon « visiteur de l’ombre » en l’invitant à se
manifester plus ouvertement et éventuellement à venir prendre un pastis ou un
café, selon ses goûts. Une belle punaise dorée et sur le milieu de ma porte.
Toujours rien.
Mais il était revenu. Bon lecteur de polards, j’avais fixé un fil
presque invisible et fragile sur la porte et sur le jambage. Le lendemain il
était casé. J’ai recommencé. Casé. Et encore et encore. Je n’ai ni chien ni
chat, donc, c’était lui.
Réunion au sommet avec la voisine. Une sorte de conseil de guerre pour
ainsi dire. Et nous avons décidé de passer nos nuits alternativement à nos
fenêtres. Chacun observait sa porte et celle de l’autre et si jamais il venait,
hop ! La main au collet et à table !
Deux semaines. C’est le temps qu’ont duré nos forces. Franchement,
passer des nuits en éveil chacun de son coté pour ça ! Et le plus dur
était de constater chaque matin que lorsque fatigués nous finissions par nous
endormir dans nos observatoires, il venait, entrouvrait la porte et s’en
allait. Comme avant.
Avec ça, chaque jour moins envisageable d’aller voir les flics. Une
histoire pareille et c’était la camisole d’avant plus les menottes.
On a tout tenté. Le sandwich baguette, le riz au lait en bol protégé,
le cahier de notes à fleurs avec stylo fourni, l’adresse de mon psy et celui du
dentiste de ma voisine, tout, quoi.Toujours sans résultat.
Nous avons eu une deuxième réunion au sommet, ma jolie voisine et moi.
Et nous avons décidé d’une nouvelle stratégie. Les semaines paires, elle
viendrait dormir chez moi et les semaines impaires j’irai dormir chez elle. Au
début, on s’est fait des sandwiches pour nous. Puis du riz au lait. Puis une
bouteille de champagne. Et un peu de musique, car les nuits sont longues, à
surveiller la porte qui va s’ouvrir sans laisser passer le petit oiseau.
Un matin, en nous levant, nous nous sommes aperçus que la porte n’était
pas ouverte et que le fil était intact. Pourtant, nous avons été longtemps
éveillés. On a dansé longtemps. Et les deux bouteilles de champagne étaient
vides. Mais il n’est pas venu.
Peut être qu’il a regardé par la fenêtre et a eu peur en voyant nos vêtements
par terre un peu partout. Ou alors on a ri si fort, d’un rire nerveux, qu’il n’a
pas osé entrer.
En tout cas, depuis, plus de Fantômasà nos portes, mais qu’est-ce qu’on s’aime, nuit après nuit, ma voisine
et moi.
Parfaitement.
Finalement, c’est elle qui m’a passé la camisole, mais moi je lui ai
mis les menottes.
Comme chaque matin Louis sortit de chez lui à l’heure habituelle.
Traversa la rue au deuxième passage zèbre, celui à la meilleure visibilité.
C’est une précaution qu’il respectait sans la moindre entorse. Marcha de son
pas régulier jusqu’à l’arrêt de bus ; il passait deux minutes après. Le
bus était aussi ponctuel que lui. Cela lui permettrait d’arriver au bureau,
comme d’habitude, dix minutes avant l’heure prévue par le règlement intérieur
et son contrat.
Comme chaque matin, il s’installa dans son bureau, alla se servir un
café à la machine du couloir et mit en route l’ordinateur pour charger les
mails arrivés depuis son départ la veille au soir.
Jean, je n’ai pas le temps de te préparer un café, je suis en retard. A
ce soir !
Vas-y, ma chérie, ne t’en fais pas pour moi.
Son compagnon du moment s’était vite fait à l’idée que toute notion de
régularité était impossible avec elle.
Il pensait en même temps que c’était invivable et qu’il ne tarderait
pas à trouver une raison pour lui faire comprendre que, malgré son amour pour
elle, il retournait dans sa ville, retrouver son petit studio et son calme.
Elle s’y ferait rapidement. D’ailleurs, elle l’oublierait comme elle oubliait
tout, ses courses, ses clés, la rue où elle avait garé sa voiture, les
anniversaires d’amis et parents.
Dolores était une fille admirable, une amante radieuse, mais elle
vivait dans un monde en quelque sorte liquide, qui se construisait à chaque
instant d’une manière différente. Il n’était pas capable de la suivre dans les
sursauts de sa vie. Il valait mieux se séparer doucement sans attendre le clash
violent qui ne manquerait pas de se produire un jour entre eux.
Louis termina ses huit heures de travail journalier sans souci et sans
retard dans ses affaires. Son organisation et sa méthode étaient un exemple
souvent cité dans l’entreprise aux nouveaux arrivants. Voilà comment il faut
faire pour que le travail soit toujours exécuté au mieux et à la satisfaction
des clients et de vos chefs de service !
Il n’en était pas particulièrement fier. C’était en lui une seconde
nature et de ce fait, il ne voyait pas de mérite à cela. Il était ainsi, voilà
tout.
A six heures précises il quittait son bureau et allait passer deux
heures avec sa fiancée. Son mariage, préparé par les parents des deux futurs
époux aurait lieu dans quelques mois et le temps qui restait jusqu’à cette date
était bon à mettre à profit pour parler ensemble de toutes choses et se mieux
connaître. Cela ne pourrait que les aider dans leur future vie de couple.
Dolores posa les paquets des courses sur la table de la cuisine avec
les clés de la maison et de la voiture. Il faudrait qu’elle pense tout à
l’heure, en rangeant tout dans le réfrigérateur, à les mettre dans son sac pour
ne pas avoir à les chercher demain matin.
Elle prit le courrier que son compagnon avait posé sur le petit
guéridon du couloir
La première enveloppe portait son nom : Dolores, mais n’avait pas
de timbre.
Ellelut la lettre deux fois.
Une première rapidement, surprise, un peu incrédule. Une deuxième calmement,
s’attardant dans chaque mot, dans chaque argument.
Résumé en clair : il la larguait parce qu’il l’aimait mais elle
était insupportable. Elle ne sentait rien de particulier. Et rien de nouveaux.
Depuis le temps qu’il lui faisait des reproches pour tout et n’importe quoi,
les rapports sexuels exclus, elle s’y attendait plus ou moins. D’ailleurs elle
avait eu plusieurs fois l’intention de faire une mise au point claire, mais
avec le boulot, les courses, les factures, elle avait oublié chaque fois de lui
en parler.
Au diable. Il fallait qu’elle s’occupe un peu plus d’elle. Et de
l’assurance de la maison. La précédente avait été résiliée parce qu’elle avait
oublié de payer même après deux relances qu’elle avait rangées quelque part.
Puis elle n’a plus fait attention jusqu’à réception de l’avis de résiliation.
Trop tard, il fallait aller ailleurs, ce n’est pas les compagnies d’assurances
ni les courtiers qui manquaient.
A coin de sa rue il y avait un très gros. Elle irait le lendemain.
Louis, comme d’habitude, avait rapidement pris connaissance de ses
mails en arrivant. Il préparait pour sa secrétaire quelques lettres à écrire et
des instructions pour les experts de sa zone. Il lui dicterait dès qu’elle lui
apporterait le courrier arrivé, avant que les clients qui venaient directement
ne commencent à se manifester.
Sa secrétaire lui remit le courrier et lui annonça qu’une jeune femme,
qui n’avait pas rendez-vous, voulait voir un courtier ou un responsable pour
une assurance domestique.
Demandez-lui d’attendre quelques minutes, le temps que je vérifie si
quelque chose d’urgent arrive dans le courrier et j’irai la chercher.
Dolores exposait la raison de sa présence à un Louis qui ne la quittait
pas des yeux, qui la regardait comme on regarde une lumière forte et
inattendue. Heureusement le problème était simple à résoudre.
Vérification faite, j’ai reparti ce matin le travail à faire et je n’ai
personne de disponible pour établir sur place le document avec les
caractéristiques de votre appartement et l’assurer de suite. Pour ne pas
retarder la prise en charge par l’assurance, je peux aller avec vous, si vous
le voulez, faire l’état de lieux avec lequel on peut faire partir de suite la
couverture.
Dolores dit oui, elle avait simplement besoin de passer un coup de fil
à son travail pour annoncer qu’elle n’irait pas aujourd’hui. Son patron était
en déplacement et cela n’aurait pas de conséquences qu’elle prenne un jour de
RTT.
Louis commença de suite à établir le document avec le détail des
chambres et les caractéristiques générales de l’appartement à assurer.
Excusez-moi, lui dit Dolores, votre nœud de cravateest tordu et cela ne va pas bien avec votre
tenue. Vous permettez ? Avant qu’il eu pu répondre elle lui remit en état,
passant ses doigts entre le cou et le col de la chemise pour le redresser.
Voilà qui est mieux. Mais à mon avis, vous seriez encore mieux sans
cravate. Vous avez un joli cou escamoté par le col. Vous ne voulez pas
l’enlever ?
Il hésita quelques secondes puis enleva la cravate avec un air des plus
sérieux. Vous aimez mieux ainsi ? Elle lui dit oui sans arrêter de rire.
Il ne savait pas si elle était vraiment contente ou si elle se moquait de lui.
Dans son souvenir, il se voyait disant à Dolores qu’il l’aiderait à
rédiger la lettre à envoyer en recommandéeà la compagnie pour être certaine d’être assurée dès la date du cachet
de la poste. Dans l’image suivante, dans une tenue fort peu professionnelle il
se voyait assis sur une chaise de la cuisine, Dolores à califourchon sur lui le
couvrait de baisers sur les lèvres, les yeux, le front, faisait tomber sur lui
une pluie d’étoiles directement sortie d’un tableau de Klimt pendant
qu’explosaient l’un après l’autre les petits cercles fermés, cohérents mais
misérables de sa vie précédente, son mariage arrangé, sa fiancée, sa mère, sa
vie réglée avec précision et étroitesse pour laisser la place à des cieux
bleus, sans points de repères fixes mais sans limites.
Des cailloux, des arbres d’un tas d’espèces dont j’oublie tout le temps
le nom. Ce n’est pas possible d’être aussi tête en l’air. C’est l’énième fois
que je reprends ce texte avec l’intention de l’améliorer. Mais je ne sais pas
trop ce que cela veut dire.
Au départ, je voulais raconter une histoire à trois personnages, deux
qui ne se connaissaient pas bien mais étaient en bon chemin pour y parvenir et
le troisième qui était une sorte de clochard philosophe qui leur servait en
même temps de point de rencontre et de repoussoir. Rien de très nouveau.
Chaque jour je revenais un peu sur l’affaire, pour ajouter quelques
phrases. Tout un chapitre les jours
d’inspiration. Changer quelques mots seulement les jours sans. Mais la
mayonnaise ne prenait pas à mon goût.
Lorsqu’elle m’a téléphoné j’étais dans un jour sans. Furieux de
constater une fois de plus que je n’étais pas le génie que j’aurais voulu être.
Que les mots ne me venaient pas si facilement que ça. Que même en travaillant
des heures, le résultat n’était pas à la hauteur.
Oui ! Qui est à l’appareil ?
Pas très accueillant, l’écrivaillon, dites donc ! Bonjour quand
même. C’est Maud.
Maud ? Quelle Maud ? Je n’en connais aucune !
Vous, alors, quel ronchon ! Et tout ce que vous écrivez sur
moi ? Et vos élucubrations sur ma façon d’être, sur ma vie, sur mon amour
possible pour votre nigaud de personnage, le Félix en question ? Vous n’y
êtes toujours pas ?
Mais, mais….Cette Maud là est un personnage de l’histoire que je suis en train
d’écrire! Qui vous a parlé de ça ? Qui a pu lire mon travail, qui n’est
pas encore publié ? Qui êtes vous ?
Je suis Maud. Venez me chercher à la gare d’Austerlitz et je vous
donnerai la réponse à toutes vos questions. Mais laissez-moi vous dire que je
vous trouve bien ingrat et bien sauvage. Vous créez un personnage et ensuite
vous le traitez par le mépris.
Allez, cessez de faire le rustre et venez me chercher. J’ai faim. Je vous
attends à la porte des arrivées. Vous me reconnaitrez du premier coup d’œil. En
fin de compte je suis votre créature !
J’ai posé le téléphone et je me suis servi un grand verre d’eau.
D’abord parce que ça m’énerve, tous ces gens qui font boire un whisky ou
équivalent à leurs personnages dès qu’ils ont une contrariété. Et j’ai horreur
du whisky. Ensuite parce que j’avais besoin de me calmer et non de m’exciter.
J’ai beau passer mon temps à écrire des loufoqueries, ça ne m’était jamais
arrivé qu’un personnage prenne son indépendance sans que je l’aie décidé !
Et encore moins qu’il m’interpelle avec autant de désinvolture.
Le verre avalé je me suis dit que si j’étais capable d’écrire tant de
choses invraisemblables sans que cela affecte ma santé mentale, du moins en
apparence, je ne courrais aucun risque à faire semblant de croire que de
l’invraisemblable pouvait arriver. Ça me ferai prendre l’air de faire un tour
jusqu’à la gare d’Austerlitz.
Maud était tout à fait comme je l’avais décrite dans mon brouillon de
nouvelle. 1m75, brune, avec des cheveux courts. Tête plutôt allongée, un nez pas trop long et fin, et des yeux
noirs. Un menton volontaire, légèrement marqué, mais non saillant et des lèvres
tout à fait nature, sans rafistolage.
Allure sportive, un corps sans aucune exagération, pas de graisse, pas
de jambes fluettes.
Cette femme là, je ne l’avais pas inventée. Je l’avais vu dans un
aéroport suivant de mauvaise grâce un crétin de mari prétentieux et je m’étais
servi pour décrire mon personnage.
Mais de là à la revoir à la porte des arrivées de la gare, m’attendant,
me faisant un geste de la main dès qu’elle m’a vu, dès qu’elle a vu ma
voiture ! J’aurais du emporter un thermos avec pas mal d’eau
fraiche !
Bonjour encore, cher Créateur ! Je vous plais ?
Pour être désinvolte, elle était désinvolte. Je ne me souvenais pas de
lui avoir donné un tel caractère, mais tout le monde sait que ses enfants ne
sont jamais comme on pense les avoir éduqué.
Bonjour Maud. Enchanté de faire votre connaissance en chair et en os.
Vous me faites découvrir une facette de moi-même que j’ignorais. Je ne sais pas
si c’est une bonne ou une mauvaise chose, mais c’est un événement auquel je ne peux pas me soustraire. Et pour
un écrivaillon, faire connaissance à la porte d’une gare d’un de ses
personnages, c’est peut être mieux que le Goncourt !
Je suis sûr que vous êtes en train de penser que maintenant je vais
dire que je tombe du lit, que je me réveille, que je reviens au monde des gens
normaux, ou que je vais directement à l’asile ! Eh bien vous vous trompez,
rien de tout cela. Maud est bien là, assisse à coté de moi dans ma voiture et
il n’y a pas de chute facile et idiote à cette histoire que je vous raconte.
Nous avons un peu parlé pendant le trajet, mais pas sur le seul sujet
qui trottait dans ma tête : comment était-ce arrivé ? Maud était
drôle, bavassant un peu de tout, admirative de tout, comme si
elle venait à Paris pour la première fois. C’était peut être le cas.
A la maison, elle ne m’a pas
laissé porter sa valise. Pas bien grande, m’a-t-elle fait remarquer, malgré le
coté définitif de son voyage.
Pourquoi définitif, Maud ? Que voulez-vous dire ? Et me direz
vous aussi qui êtes vous réellement et
comment avez vous eu connaissance de ma nouvelle ?
Je commence par le plus simple. Je suis Maud, celle que vous avez crée.
Un écrivain ne doit pas avoir de doutes sur la possibilité de devenir réel d’un
de ses personnages. Ça arrive tout le temps bien que les journaux n’en
parlent pas. Par peur de ne pas être
crus par des gens déformés par leur éducation rationnelle et moutonnière.
Je suis là définitivement. J’ai une petite valise mais nous choisirons
ensemble, peu à peu, toute ma garde-robe future. Vous gagnez bien assez
d’argent pour me l’offrir.
Enfin, je suis là parce que je vous ai choisi. J’ai décidé de devenir
votre femme et de vous faire changer de statut. Mon créateur, ça suffit. On
sait, on oublie maintenant. Dès cet instant, vous êtes mon compagnon, mon
homme, mon chéri. Vous ne croyez tout de même pas que je vais me contenter de
cet idiot de Félix, dont je n’avais pas la moindre intention, malgré vos
tentatives, de tomber amoureuse. Voilà tout.
Cette fois c’est le robinet tout entier que je devais boire pour me
remettre à l’endroit.
Mais Maud, même si vous n’êtes pas un mirage. Surtout si vous n’êtes
pas un mirage, nous deux ensemble c’est impossible. Je suis marié, j’ai des
enfants, une femme jalouse à point ! Non, ma chérie, c’est impossible et
je ne me vois pas en bigame !
Mon amour, vous m’attristez, comme dirait un de vos personnages un peu
fine fleur. Vous êtes un écrivain, un inventeur, un rêveur. Vous savez habiter
des mondes différents, nouveaux, inconnus du commun des mortels avant que vous ne les ayez décrits. Eh bien,
en voilà un de ceux là. Vous lui donnerez un nom, si vous voulez. Vous êtes bon
pour ça. Pour le reste, les rôles sont maintenant inverses. Vous êtes à moi, un
point c’est tout. Faites vous –en une raison et n’en parlons plus. Nous avons
toute une vie à inventer et à vivre.
Le coup était rude. J’ai même failli laisser tomber l’eau pour plonger
dans le whisky ou le gin. Est-ce que je traitais ainsi mes personnages ?
Etaient-ils seulement le résultat de mes caprices, des mes états d’âme du
moment, de mes lubies ? J’avais le sentiment, au contraire, d’être un
faible, de passer mon temps à me demander comment ils auraient voulu être.
Mais surtout je ne voyais pas de parade disponible. Déchirer ma petite
nouvelle à moitié écrite ne servirai certainement à rien. Et la Maud qui était
là n’avait pas du tout l’air d’être en papier ni de se laisser faire
facilement.
Allez mon chéri, habille-toi et n’oublie pas ta carte bancaire, je n’ai
pas grand chose à me mettre !
Je ne me sentais pas la force de dire non. Et avec quels
arguments ? J’avais, c’était le pire, un sentiment mêlé de déjà vu et de
fatalité.
En rentrant des courses il faudrait que je regarde à quelle date était
la nouvelle lune. Qui sait.
Je ne sais pas à quel moment il s’est mis à faire nuit, mais en tout
cas c’était du sérieux, on ne voyait pas à un mètre.
Heureusement j’avais bien travaillé ce matin puis fini toute ma
correspondance avant même que ma tête ne se mette à digresser au point de ne
pas s’apercevoir de la disparition de la lumière. Et il ne me restait plus une
seule bougie pour adoucir un peu l’obscurité qui m’enveloppait toutes les
nuits, depuis que j’avais déménagé dans ce coin de forêt.
Ça m’a pris tout d’un coup. J’avais été un matin porter un paquet dans
un hameau au pied des Vosges, pas bien loin de Marmoutier, un trou réellement
perdu et j’en suis tombé amoureux sans atermoiements. Voilà un endroit idéal
pour reprendre la rédaction de mon libre et travailler sans me distraire. Pas
de commerce trop près, pas de circuit touristique, juste la nature sauvage,
belle et cet ancien abri en grès rouge comme il se doit.
La masure c’était un carré sans la moindre prétention avec une petite
cheminée dans un des cotés, qui me permettrait de cuisiner un peu et d’affronter
l’hiver si je restais ici jusque là. Une fenêtre face à la porte et rien
d’autre. Pas un meuble, pas une marque d’anciens habitants, rien.
La pompe qui permettait de tirer l’eau du puits, contre la façade
arrière, était impeccable et, à défaut d’autre chose, je ne mourrais pas de
soif, à condition d’avoir les muscles du bras en bon état pour l’actionner sans
défaillir.
Je me suis équipé à minima : Une table achetée chez un brocanteur
de la ville, une chaise avec assisse empaillée, un lit de camp et un sac de
couchage, un bougeoir, des bougies, plusieurs boites d’allumettes et mon vieux
vélo, pour aller au besoin faire les petites courses jusqu’au plus proche
village sans me servir de la voiture. Une provision de nourriture de
campement : des boites de conserve, des saucisses sèches à accrocher,
quelques fruits, des tomates séchées et des biscottes pour ne pas avoir à me
soucier du pain.
Je ne pouvais pas tenir un siège, mais j’étais certain d’éviter
l’excuse des coupures pour faire des achats pour justifier mon éventuel manque
d’inspiration.
Ce soir là j’étais mort de fatigue. Pour ne pas perdre la forme, je
m’obligeais chaque matin, avant de me mettre à écrire, à faire une petite
marche dans les environs, monter et descendre quelques coins abrupts, puis
revenir réveillé pour de bon pour me mettre à écrire.
J’avais bien avancé et, à quelques corrections et à une mise en forme
de dernière heure près j’avais enfin pu
bâtir ce texte qui me résistait depuis si longtemps.
J’allais m’allonger dans mon lit lorsqu’on frappa à la porte. Je dois
réellement être fatigué pour avoir des hallucinations à cette heure. Je me
couche vite. Mais voilà qu’on frappe à nouveau !
J’ai dit : oui ! Automatiquement, résultat d’une éducation
rigide et mécanique qui me permettait de parer au plus pressé sans me poser des
questions. J’étais d’ailleurs convaincu d’avoir commencé mon rêve avant que de
m’enfoncer dans le sac de couchage.
La porte s’ouvrit et à la lumière d’une nuit sombre, c’est à dire, pas
grand chose, je découvris une jeune
fille qui, avec la même politesse mécanique que moi me demandait si elle
pouvait entrer.
Bien sûr, bien sûr, entrez. Je suis désolé de ne pas avoir de lumière,
mais j’ai fini la dernière bougie hier !
Je ne sais pas si cela lui importait, mais je n’avais pas trouvé autre
chose à dire et ne voyais pas trop comment entamer l’analyse de la situation
bizarre de cette visite, en pleine nuit, dans mon trou perdu des Vosges.
Pour autant que je puisse en juger dans l’obscurité, elle était bien
jolie. Pas du tout le type alsacien, plutôt une brune du sud, élancée, de mon
âge.
Je crains de m’être perdue et je ne sais pas où passer la nuit. Cela ne
vous gênerait pas trop de m’héberger jusqu’à demain matin ?
A nouveau l’éducation rigide et mécanique de ma mère qui se
manifestait : Non, non, naturellement. Seulement, je ne peux vous offrir
que le toit, je manque de lits, de draps et somme toute de tout pour accueillir
quelqu’un.
Cela n’a pas d’importance, j’ai mon attirail dans le sac à dos et il me
reste un sandwich de midi.
Pour la suite, je ne vais pas vous ennuyer avec des détails scabreux.
D’ailleurs, ils ne le sont que moyennement. Pas question de me vanter d’avoir
passé la nuit à faire l’amour avec ma belle visiteuse. Dans l’état de fatigue
dans lequel j’étais, ce ne serait pas crédible et le manque de moyens matériels
offrant un minimum de confort limitait aussi fortement les possibilités. Encore
heureux qu’elle avait le sens de l’initiative, car autrement notre rencontre ne
se serait pas beaucoup enrichi.
Toutes ces fatigues aidant, j’ai dormi comme un loir, pour sacrifier à
l’expression consacrée. J’ai ouvert les yeux alors que la première lumière du
jour entrait par ma fenêtre sans rideaux, pour constater que ma belle visiteuse
était déjà partie sans un bruit ni un mot.
J’ai sauté de mon lit de camp, fait le tour des environs, fouillé toute
ma bicoque. Mais qu’aurait-elle pu me voler, je n’avais rien qui puisse mériter
le nom de richesse.
Un peu désappointé, j’ai repris mes habitudes régulières : Monter
et descendre quelques cailloux vosgiens, aller d’un pas alerte d’un bout à
l’autre du pré qui entourait la maison pour bien faire circuler le sang, puis
je suis rentré manger quelques biscottes et me mettre au travail.
Ma machine à écrire était bien là, mais pas une seule feuille de
papier. Ma visiteuse avait embarqué tout mon manuscrit ! Bien plus grave
que si elle m’avait détroussé de tout mon humble attirail !
Je suis rentré chez moi dans une rage totale. Comment cela avait-il pu
m’arriver ? Il me fallait effacer tout cela et récupérer dans ma mémoire tout le travail fait dans mon
supposé paradis, si j’en étais capable. Je suis parti pour quelques mois dans
le Bush, chez un ami australien, le temps de me remettre la tête sur les
épaules.
Dès que je suis rentré à Paris, ma première sortie a été pour faire le
tour du Quartier Latin. Les cafés, les cinémas, les librairies……et là je suis
de suite tombé en arrêt devant le dernier prix littéraire de l’année. Le titre
était : « Au pied des Vosges » et c’était signé :
« Lui et moi »
Je me suis précipité dans la librairie devant laquelle j’avais fini par
retrouver ma respiration et j’ai acheté un exemplaire.
Première page : Dédicace : « Mon chéri d’une nuit, je ne
t’oublie pas, je pense à toi tout le temps. Mets un mot à mon éditeur avec ton
numéro de compte en banque que je puisse partager avec toi ce que nous avons
fait en commun. Le mot de passe : décrit l’intérieur de ton palais, que je
te reconnaisse sans le moindre doute »
Depuis je vis dans un petit village près de Marmoutier dans une belle
maison que je me suis offert avec l’argent qui me tombe directement du pied des
Vosges.
J’écris beaucoup. Je pose chaque soir mes feuilles bien rangées sur la
table de travail de mon bureau et je
laisse toutes les nuits la porte ouverte. Sait-on jamais !
Sans
doute, sa vie avait eu une continuité. Les faits qui l’avaient marqué étaient
des étapes le long d’une suite, mais il ne leur trouvait pas d’enchainement dans
ses souvenirs. Sa mémoire n’avait que des flashes, indépendants les uns des
autres.
Autour,
pour le relier, il était réduit aux
suppositions, peut être simplement aux inventions ou aux rêves. Parfois de
vieilles photos de famille l’aidaient à compléter les vides, mais une photo n’a
jamais la force d’un souvenir !
Sans
doute, pensait-il, à la suite d’un accident quelconque sa tête avait perdu la
faculté qu’il constatait chez la plupart des gens, de se rappeler de tout ce
qui leur était arrivé avec un tas de détails ; de remonter dans le temps
pas à pas avec une foule de petites choses entre des grands moments.
Pas
lui.
De
lui-même, il ne savait rien de sa toute petite enfance, passée à la campagne
dans la ferme que son père exploitait alors, avant de revenir vivre en ville. Mais
il était trop jeune, c’était normal, en somme. Par contre, il se souvenait des
écoles qu’il avait fréquenté jusqu’à ses onze ans. Trois au total.
Il
y avait bien eu une quatrième, mais cela n’avait duré que quelques jours. Il
avait fait l’impossible pour que le directeur demande à son père de l’inscrire
ailleurs. Son seul souvenir agréable de cette école est celui d’un magnifique
néflier dans la cour.
Des
trois autres, quelques images seulement, mais elles lui semblaient importantes.
Il était certain de les avoir aimé autant qu’il avait détesté celle du néflier.
De
la première, il lui est resté un amour constant pour la musique de « Casse
Noisettes » Ses notes rappelaient aux retardataires qu’il fallait se dépêcher
d’être à la porte de la classe avant que l’hymne national sonne, pendant lequel
on n’avait pas le droit de bouger.
A
l’arrière il y avait un jardin et un potager où il aimait se réfugier. Là, pas
de néflier mais beaucoup de canne à sucre, si savoureuse. Et un atelier de menuiserie.
En fait il y avait plusieurs ateliers de
travaux manuels, mais son préféré, celui dont il reconnaît encore aujourd’hui l’odeur,
était celui de menuiserie.
Dans
l’autre cour, une gigantesque carte du pays en ciment occupait tout le centre,
avec une mer peuplée de poissons rouges. Mais cette cour était aussi celle de l’infirmerie
et surtout du cabinet du dentiste, donc moins fréquentable.
Il
n’est resté qu’un an dans sa deuxième école. Elle a été celle de son premier
amour. Amour de potache, initiation au dévouement, sentir le plaisir de voir un
être sans avoir à chercher une raison.
Enfin
la dernière, qu’il a fréquenté jusqu’à son départ, celle qui avait les moins belles
particularités visuelles. Un bâtiment ordinaire avec une grande cour de
recréation à l’arrière. Peu d’arbres, surtout pour un climat tropical, mais un
apprentissage qui restera une de ses idées fondamentales toute sa vie : l’égalité
des personnes quelque soit leur couleur, leur origine, leur croyance.
Le
propriétaire et directeur de cette école était un exilé, comme ses parents. Chez lui, à coté des natifs « de souche » se retrouvaient des enfants de personnes
qui avaient fui une guerre, une
dictature, une répression : Des juifs de Palestine et de Russie, des
arabes de Syrie, des chinois, des espagnols républicains, des italiens fuyant
Mussolini, des allemands anti-Hitler, des indiens. C’est bien plus tard qu’il a
compris la chance extraordinaire qu’il avait eu de vivre trois ans dans cet
Arche de Noé perdue dans le Tropique. Ils étaient tous des enfants du même âge
et cette égalité se suffisait à elle même, occupait tout l’espace et ne
laissait place à aucune notion de « différence »
Il
l’a découvert en explorant le jardin abandonné derrière la maison de la
grand-mère, en haut de la côte qui grimpe l’arête de lave. Le figuier avait
poussé tellement collé à la haie que ses racines en avaient entouré une partie,
donnant l’impression de pousser sur la pierre.
Son
père avait vécu là toute sa jeuneuse et sans se le dire, c’est à la recherche de
quelque chose de lui qu’il visitait les endroits les plus reculés du village voulant
voir de près, sentir l’ambiance de tous les lieux où il apprenait qu’il était
passé.
Le
figuier sur la haie était une de ces empreintes, tout comme le cellier à l’angle
de sa rue et de la route du Sud, où il avait appris à fouler des pieds le raisin.
Comme lui la première fois, son père s’y était certainement enterré dans la
masse jusqu’à la ceinture!
Le
village était resté un petit village d’agriculteurs, travaillant sur cette
terre ingrate et difficile qu’ils avaient su domestiquer en construisant des terrasses
pour soutenir les cultures et en allant chercher l’eau par des artifices jusqu’aux
endroits impensables où, rare, elle se cachait.
C’était
sa première rencontre consciente avec la difficulté de l’existence. Jusqu’alors,
trop jeune et immergé dans un cadre différent, il voyait venir naturellement
tout ce dont il avait besoin. Les commentaires sur la difficulté de la vie
étaient abstraits pour lui.
Bien
sûr on parlait à la maison de l’exil, de la misère d’une guerre perdue après
laquelle il avait fallu traverser la moitié du monde dans le plus grand dénuement,
mais il était né juste après, une fois que ses parents avaient posé leur
balluchon. Par chance, un enfant reconstruit le monde avec les matériaux à sa
portée, avec ce qu’il est capable de comprendre. Lui n’avait pas souffert de
cette indigence qu’il ne connaissait que par les mots.
Là,
au village, même si sa famille n’était pas vraiment pauvre, il avait côtoyé
pour la première fois cette réalité. Ces paysans étaient tous solidaires et les
problèmes des uns étaient les problèmes de tous.
Le
village s’étendait jusque la mer dans un climat d’une douceur extrême. La lave s’était
refroidie en entrant dans la mer, construisant des criques, des barrières, des
véritables aquariums naturels parfaits pour la pêche et la recherche de crabes
qu’il affectionnait tant.
Il
retrouvait une partie de son cadre de vie initial, reconnaissait la nature, la
manière de parler, si proche, la musique, les quelques cousins et amis avec
lesquels il s’était vite entendu. Il acceptait se cadre et se sentait adopté
par lui.
Ces
courts mois furent les plus heureux de cette première année de sa nouvelle vie.
A
nouveau, c’est un avion qui l’arracherait à ce qu’il aimait, qui l’emporterai
vers un inconnu en effaçant une fois de plus ses images, son histoire et se
repères.