Bribes (Premier)
Sans
doute, sa vie avait eu une continuité. Les faits qui l’avaient marqué étaient
des étapes le long d’une suite, mais il ne leur trouvait pas d’enchainement dans
ses souvenirs. Sa mémoire n’avait que des flashes, indépendants les uns des
autres.
Autour,
pour le relier, il était réduit aux
suppositions, peut être simplement aux inventions ou aux rêves. Parfois de
vieilles photos de famille l’aidaient à compléter les vides, mais une photo n’a
jamais la force d’un souvenir !
Sans
doute, pensait-il, à la suite d’un accident quelconque sa tête avait perdu la
faculté qu’il constatait chez la plupart des gens, de se rappeler de tout ce
qui leur était arrivé avec un tas de détails ; de remonter dans le temps
pas à pas avec une foule de petites choses entre des grands moments.
Pas
lui.
De
lui-même, il ne savait rien de sa toute petite enfance, passée à la campagne
dans la ferme que son père exploitait alors, avant de revenir vivre en ville. Mais
il était trop jeune, c’était normal, en somme. Par contre, il se souvenait des
écoles qu’il avait fréquenté jusqu’à ses onze ans. Trois au total.
Il
y avait bien eu une quatrième, mais cela n’avait duré que quelques jours. Il
avait fait l’impossible pour que le directeur demande à son père de l’inscrire
ailleurs. Son seul souvenir agréable de cette école est celui d’un magnifique
néflier dans la cour.
Des
trois autres, quelques images seulement, mais elles lui semblaient importantes.
Il était certain de les avoir aimé autant qu’il avait détesté celle du néflier.
De
la première, il lui est resté un amour constant pour la musique de « Casse
Noisettes » Ses notes rappelaient aux retardataires qu’il fallait se dépêcher
d’être à la porte de la classe avant que l’hymne national sonne, pendant lequel
on n’avait pas le droit de bouger.
A
l’arrière il y avait un jardin et un potager où il aimait se réfugier. Là, pas
de néflier mais beaucoup de canne à sucre, si savoureuse. Et un atelier de menuiserie.
En fait il y avait plusieurs ateliers de
travaux manuels, mais son préféré, celui dont il reconnaît encore aujourd’hui l’odeur,
était celui de menuiserie.
Dans
l’autre cour, une gigantesque carte du pays en ciment occupait tout le centre,
avec une mer peuplée de poissons rouges. Mais cette cour était aussi celle de l’infirmerie
et surtout du cabinet du dentiste, donc moins fréquentable.
Il
n’est resté qu’un an dans sa deuxième école. Elle a été celle de son premier
amour. Amour de potache, initiation au dévouement, sentir le plaisir de voir un
être sans avoir à chercher une raison.
Enfin
la dernière, qu’il a fréquenté jusqu’à son départ, celle qui avait les moins belles
particularités visuelles. Un bâtiment ordinaire avec une grande cour de
recréation à l’arrière. Peu d’arbres, surtout pour un climat tropical, mais un
apprentissage qui restera une de ses idées fondamentales toute sa vie : l’égalité
des personnes quelque soit leur couleur, leur origine, leur croyance.
Le
propriétaire et directeur de cette école était un exilé, comme ses parents. Chez lui, à coté des natifs « de souche » se retrouvaient des enfants de personnes
qui avaient fui une guerre, une
dictature, une répression : Des juifs de Palestine et de Russie, des
arabes de Syrie, des chinois, des espagnols républicains, des italiens fuyant
Mussolini, des allemands anti-Hitler, des indiens. C’est bien plus tard qu’il a
compris la chance extraordinaire qu’il avait eu de vivre trois ans dans cet
Arche de Noé perdue dans le Tropique. Ils étaient tous des enfants du même âge
et cette égalité se suffisait à elle même, occupait tout l’espace et ne
laissait place à aucune notion de « différence »
© Jorcas